On ne passe pas à côté d’une réalisation de Sabrina Gruss sans être vivement hélé. La création vous agrippe. Le rire tel qu’elle le pratique, elle le place sous la sauvegarde du dernier grand humoriste français, l’un des seuls qui aient atteint à la maîtrise, Pierre Desproges. Voici la longue citation de lui qu’elle place en incipit de son espace.
« S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous ? Est-ce qu’elle ne pratique pas l’humour noir, elle, la mort ? Regardons s’agiter ces malheureux dans les usines, regardons gigoter ces hommes puissants boursouflés de leur importance, qui vivent à cent à l’heure. Ils se battent, ils courent, ils caracolent derrière leur vie, et tout d’un coup ça s’arrête, sans plus de raison que ça n’avait commencé, et le militant de base, le pompeux P.D. G., la princesse d’opérette, l’enfant qui jouait à la marelle dans les caniveaux de Beyrouth, toi aussi à qui je pense et qui a cru en Dieu jusqu’au bout de ton cancer, tous, tous nous sommes fauchés un jour par le croche-pied rigolard de la mort imbécile, et les droits de l’homme s’effacent devant les droits de l’asticot. » (Pierre Desproges)
Mais Sabrina Gruss, une fois cette sauvegarde admise, ne ressemble vraiment à personne. Sabrina Gruss est une sorte de Gepetto au féminin, oui, mais un Gepetto crânement fossoyeur, un Gepetto macabre et désopilant qui ferait vivre et danser des fossiles, un Dr Frankenstein réfugié dans le théâtre de Guignol où il fait merveilleusement scandale. Mais cela reste beaucoup trop anecdotique et Sabrina Gruss est à des lieues au-dessus de l’anecdote. C’est une femme étrange qui joue avec les osselets, qui crée des jouets morbides et irrésistibles, qui pousse le rire dans ses derniers retranchements avec l’habileté d’un orfèvre. Qui parvient à créer du tendre avec de l’effroyable, du gracieux avec du vestige, de la vie avec de la mort.
L’humour noir est ici à l’extrémité de ses potentialités, au sommet de son art et dans la plus extrême tension de son arc. Et si l’on rit, si l’on tremble, si l’on s’émeut, on a tout de même immédiatement la certitude que l’on est dans le domaine de l’art, de l’esthétique, de la conception, de la composition et de l’invention fulgurante. Gruss, c’est l’iconoclaste élevé au rang d’artiste, le blasphème porté à l’état de poésie, c’est le sacrilège sacré. Et cet inconcevable et hilarant théâtre du cimetière, ce fantastique, poignant et macabre cirque Gruss constitue l’une de mes plus déconcertantes et faramineuses découvertes, il me rappelle la vocation la plus haute et la plus noble de l’humour : foutre le cul par terre, les quatre fers en l’air, le cavalier perché sur le cheval du sérieux. Et dans ce violent et imparable attentat contre la rigidité cadavérique du sérieux, la femme artiste s’est adjoint les services de la grâce, de la tendresse et de la poésie. Jamais la gifle et la caresse ne se sont aussi intimement, aussi amoureusement associées. Voici l’un des plus merveilleux scandales qu’il m’ait été donné de voir. La beauté mène à tout, à condition d’y avoir accès. Voici un accès formidablement déroutant.
Sabrina Gruss est un oxymore vivant, un oxymore ludique et tragique, c’est un croque-mort ballerin et fildefériste. Elle fait du fil de fer sur un élastique, de la balançoire en haut de la falaise. Sabrina Gruss est une embaumeuse de fantômes, une défaiseuse d’anges, c’est une revenante qui s’en va sur ses pas, c’est un être qui taille des linceuls et des costards dans la soie, la soierie, la soie quand elle rit de tous ses ourlets. Je pressens qu’une vielle souffrance, une lancinante hantise infusent au fond d’elle sur un air de violon qui rit et qui pleure, un violon-toupie, un crincrin de Crémone. Sabrina Gruss est un clown de funérarium, elle dérange, elle colle son joli pied au cul du rang. C’est une élégante pleureuse au nez rouge. Le chagrin et le désir d’amuser font les nez rouges. C’est une beauté, dirait-on, et il ne m’étonne pas qu’il faille être belle, supérieurement belle pour engendrer ceci. Elle a la gravité du hareng saur de Charles Cros, elle erre un peu sous les gibets de la ballade des pendus de Villon, devant les clôtures électrifiées d’Auschwitz, devant les monstrueuses impasses du monde et ses pelures de bananes. C’est une fée à l’envers, à rebours, retroussée comme la lèvre d’un sourire étrange. C’est une Joconde qui affiche son énigme. C’est un mystère passionnant.